Raconter visuellement son histoire et son patrimoine
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Le patrimoine n'a jamais été aussi sollicité et magnifié, l'histoire n'a jamais été aussi populaire et débattue. Entre les spécialistes qui savent et qui doutent et le public qui ne demande qu'à voir et à comprendre, les médiateurs culturels (le plus souvent au sein des collectivités locales qui possèdent le patrimoine et représentent les habitants) peuvent faire de plus en plus appel à l'image et tout ce qui tourne autour d'elle pour faciliter cette connexion. Une facilitation qui, bien entendu, n'a rien (mais rien) de facile ...

Premier écueil  : l'ennui

 

Le patrimoine, on peut penser à première vue que ce sont des «  stones put together  » (des pierres posées sur des pierres). Et on peut a priori concevoir l'histoire comme du passé. En plus, on n'y comprend pas grand chose  : ces gens-là ne parlaient pas comme nous, ne pensaient pas comme nous, ne faisaient rien comme nous (et ils sont tous morts). Ils n'ont laissé derrière eux que des «  tessons de bouteilles  » et pour tout arranger, les rapports de fouilles et la plupart des livres d'histoire sont à se décrocher la machoire. 

 

D'où la difficulté à en parler  : les historiens sont d'abord des chercheurs (ou même des fouilleurs) et à part chercher et fouiller, ils ne savent qu'écrire des rapports ultra-précis dont seuls leurs pairs peuvent saisir l'intérêt. Lorsqu'on laisse ces spécialistes en rapport direct avec des professionnels de la visualisation, cela donne d'étranges produits qui n'interprètent pas, ne donnent pas envie de comprendre, exposent basiquement les états intéressants pour les chercheurs mais pas pour le grand public. C'est le danger de faire travailler ensemble deux professions qui n'ont pas grand chose en partage  : les chercheurs n'ont pas de culture visuelle et rarement de pratique de la communication, les visualiseurs n'ont pas de culture historique. Résultat  : de froides et vides reconstitutions 3D accompagnées de textes mal écrits n'intéressant que leurs auteurs.

 

Deuxième écueil  : l'emphase

 

Pour que l'histoire leur serve à quelque chose, les idéologues et les politiciens en ont fait de la propagande. L'histoire sert à tout justifier, à composer de bric et de broc un roman national toujours en conflit avec l'histoire réelle sauf s'il tente d'assumer les contradictions inhérentes à toute histoire politique. Car il ne s'agit que d'une histoire politique qui passionne certes beaucoup de gens mais a un goût de cliché, de série B avec des bons et des mauvais, des alliés et des ennemis, des complots, des traitres, des destins écrits d'avance, des stigmatisations, une glorification des héros et des chefs (tiens, ce sont souvent des hommes) qui sent un peu le moisi … Bref, une histoire pas du tout historique, qui divise plutôt qu'elle ne rassemble. Et comme elle est bricolée et artificielle, elle n'est pas très vivante, pas très humaine, pas très prenante. L'utilisation de cette mythologie rend les produits historiques problématiques (car ils vont diviser les publics, il n'y a pas de mythologie historique consensuelle) et abstraits (car ils ne parlent pas de véritables personnes ou de véritables faits). Le public aura l'impression de participer à un meeting ou à une cérémonie destinée à enrégimenter et convaincre plutôt que partager et apprendre (qu'on ne sait pas tout).

 

Le défi  : n'être ni dans l'aride (mais s'en servir) …

 

Le chercheur aura naturellement tendance, car c'est son rôle, à être dans l'aride, le précis, la description objective, les très prudentes hypothèses. Si ses recherches ne peuvent pas être utilisées telles quelles, si on ne peut utiliser ni son langage technique ni son approche méticuleuse quand on s'adresse au grand public, on ne va pas se gêner pour utiliser ses découvertes, ses analyses et en tirer quelque chose de vivant, d'étonnant, de concret. Et surtout avoir des bases solides sur quoi construire un beau projet.

 

… ni dans le clinquant (mais s'en inspirer)

 

L'histoire que l'on livre la plupart du temps au grand public est une histoire mythologique assaisonnée (pour que ça passe mieux) avec des people, des palais, de grandes aventures répétées et répétées, archi-connues et tordues dans tous les sens, des énigmes, des mystères, des anecdotes, des crimes, des épopées. Bref, du cinéma à grand spectacle mais posé sur des bases historiques souvent ultra-fragiles  : distorsions, anachronismes, idéologie, nationalisme, mièvrerie, sensationnalisme, erreurs. On va donc tenter d'éviter tout ça côté documentation mais s'en inspirer côté représentation, c'est à dire parler de gens auxquels on puisse s'identifier, expliquer leurs comportements, trouver quelques histoires étonnantes (la vraie histoire en est pleine), soigner la forme et la rendre attrayante.

 

Bref, il faut être entre les deux. Entre l'ennui et l'emphase, entre l'aride et le clinquant, entre le chercheur et le réalisateur, en imposant un contenu solide quant à ses sources mais attirant pour l'œil et la pensée. Il s'agit de pouvoir parler au chercheur (en le forçant à révéler ses trésors) comme au réalisateur (en le forçant à se plier aux rigueurs de la science) afin de faire passer au public (qu'il ne faut pas forcer, lui) une connaissance rendue vivante. Même s'il y a heureusement des chercheurs sachant communiquer et des réalisateurs sachant s'appuyer sur de la documentation, c'est ce travail de conception du produit, d'écriture, de définition des choix visuels qui va permettre de faire office de lien, médiation et œuvre commune pour arriver au produit qui rendra l'histoire accessible.

 

Trois principes qui peuvent aider

 

1. Le patrimoine n'est pas que de la pierre ...

 

Si elles peuvent impressionner ou séduire, les pierres toutes seules ne parlent pas, sauf aux spécialistes. Et quand les spécialistes en parlent, c'est souvent encore plus ennuyeux  : un vocabulaire technique, des détails dont eux seuls voient l'intérêt, des comparaisons à n'en plus finir avec tel ou tel autre bâtiment peu connu. Alors que si on leur pose les bonnes questions et qu'on les pousse un peu dans leurs retranchements, ils vont tout pouvoir nous expliquer.  

 

… mais d'abord des gens qui y ont vécu,

 

Ils vont pouvoir nous expliquer que ce patrimoine, des gens y ont vécu, et comment, et pourquoi. Cela tombe bien puisqu'on cherche justement à intéresser des gens à ce patrimoine, et que les gens sont d'abord intéressés par les gens. Ce patrimoine n'était pas un espace vide à visiter comme aujourd'hui, c'était un vrai bazar, avec des bruits, du monde, des intérêts, des conflits, des amours et des haines. Il faut représenter cela, il faut accentuer le contraste, oublier la façade nue, la blancheur grecque, la ruine, pour montrer la vie, les gens, les bêtes. 

 

… l'ont conçu (pour des raisons bien concrètes)

 

Ce patrimoine, les gens du passé ne se sont pas fatigués à le bâtir, à y dépenser des sommes folles, pour l'amour de l'art (et du patrimoine). Les gens ont toujours été les gens. On bâtissait une église pour sauver son âme, se sentir mieux et épater les voisins. On construisait un château pour sauver sa peau, protéger ses biens, assurer une domination et encore une fois épater ses voisins. On construisait une usine parce que à tel moment, il fallait produire à toute blinde ce produit que tout le monde voulait (et plus personne aujourd'hui). Pareil pour tout, pour un pont, une route, un hôtel, un théâtre … Un théâtre romain  ? Très intéressant, mais qu'est-ce qu'on y jouait  ? Pourquoi y en avait-il partout  ? On n'y jouait pas du Molière ni même du Sénèque mais des des représentations abracadabrantes avec danses, effets spéciaux, violence, musique qui attiraient toute la ville (vraiment toute). Et c'est cela qu'il faut raconter plus que le nombre de gradins et de vomitoires.

 

… et l'ont détruit, transformé ou conservé (pour des raisons tout aussi concrètes)

 

Si ce patrimoine ne sert plus aujourd'hui à ce pourquoi il a été construit, c'est qu'il s'est passé quelque chose. C'est que la société a changé. Que tout à coup, il n'y a plus eu besoin de ça  : les gens ne voulaient plus sauver leur âme, il n'y avait plus besoin de sauver sa peau ou de produire telle marchandise. Et ça s'explique, tout s'explique. Rien n'est gratuit ni inutile dans tout ce que nous faisons et que nous avons toujours fait. Il y a toujours ou besoin de gagner sa vie, d'épater, de concurrencer, de se protéger. Le seul moyen pour que les gens s'identifient à ceux qui ont fait cela ou vécu là, est qu'ils s'identifient. Qu'ils comprennent qu'à ce moment-là, eux aussi ils auraient fait cela sans trop se poser de questions. Ils auraient construit les Pyramides et trouvé ça tout à fait normal (et même banal).

 

2. L'histoire n'est pas que du passé

 

L'histoire peut sembler ennuyeuse si nous en faisons une longue suite de faits politiques ou économiques ou techniques. Si c'est l'histoire des puissants, si c'est une histoire désincarnée. On va donc essayer de montrer aux gens qu'elle est leur histoire. C'est le grand avantage de l'histoire locale  : elle raconte l'histoire des gens qui étaient ici, elle nous raccroche à quelque chose que nous connaissons, ce n'est pas une histoire hors-sol.

 

Elle explique pourquoi nous sommes là ...

 

Car nous sommes le résultat de l'histoire (qui est loin d'être terminée), c'est l'histoire qui explique pourquoi cette ville est ici, pourquoi elle a ce style, cette organisation, pourquoi nous faisons partie de telle région, de tel État, pourquoi nous en sommes arrivés là. On a toujours intérêt à expliquer, à faire comprendre pour remettre les choses à leur place, les rendre proches et concrètes même quand elles sont magnifiques ou semblent extraordinaires. Pour rapprocher ce qu'on voit de ce qu'on est. 

 

… et que rien n'a jamais été simple

 

Les gens d'avant étaient comme nous (égoïstes, sympathiques, moutonniers), mais tout le reste était différent. La société du passé (même récent), même si elle était au même endroit, est comme une société étrangère avec des humains semblables mais qui ne parlent pas la même langue, n'ont pas eu les mêmes expériences, ne partagent tout à fait ni notre système de valeurs ni nos croyances. Il faut donc rentrer dans ce monde étranger et y déceler à la fois ce qui est semblable (les sentiments, les caractères, les conflits) et ce qui est différent (les systèmes, les modes de vie). Et il faut se servir de ce qui est semblable pour faire sentir combien ce qui est différent est intéressant.

 

3. L'image n'est jamais muette

 

Pour faire partager cette histoire et ce patrimoine, on va donc utiliser l'image. Mais pas l'image toute seule. L'image toute seule peut impressionner (ou faire fuir), elle attire l'œil, elle concrétise, elle rattache au réel mais elle ne suffit pas. Il ne faut jamais oublier que ce n'est qu'un outil au service de quelque chose. L'image a un but, une mission, des missions, elle n'est pas juste là pour exprimer le talent du graphiste, photographe ou vidéaste (mais tant mieux s'il en a). Ceci n'est pas de l'art.

 

L'image explique, l'image fait comprendre. C'est par l'image que l'on va expliquer les phases et procédés de construction, la structure, l'intention de départ, le fonctionnement.

 

L'image raconte, elle peut être un récit, une histoire justement, ce qui va faciliter le rapport avec le texte (éclaté) et permettre d'en faire une sorte de jeu avec différentes époques ou moments présents sur le même visuel. Ou la mise en scène d'un moment important justement dans ce décor vide aujourd'hui. 

 

L'image détaille, elle ne figure pas un paysage désert mais (pour accentuer le contraste avec l'état actuel) un site en activité. Pour cela, on choisit un moment et on ouvre le bâtiment pour montrer toutes ses fonctions.

 

L'image situe. Un site n'est jamais là par hasard. Une image-plan permet au public de se situer et de comprendre les interactions géographiques. En sachant se limiter et éviter le bavardage et le trop-plein d'informations qui nuisent à la compréhension de l'objectif.

 

L'image donne envie d'entrer ou d'aller voir. Elle attire et, particulièrement dans le cas du patrimoine, doit aider à la visite ou inciter à la visite. Elle doit donc à la fois fonctionner comme une affiche et comme un mode d'emploi. On se sert pour cela sans vergogne des outils utilisés par les guides touristiques et qui ont fait leurs preuves  : itinéraires, coupes, vues, en soignant un style graphique adapté. Et en ne mégotant pas sur ce que les technologies récentes peuvent apporter  : animations, réalité augmentée, etc.

 

En conclusion ...

 

Bref, l'histoire n'est pas que du passé et le patrimoine n'est pas que de la pierre. Avant d'être une vitrine et un spot touristique, un site patrimonial est d'abord un lieu qui permet aux habitants de se sentir acteurs d'une histoire en train de se faire et chainons d'une longue transmission. Avant d'être un outil de propagande et d'autocélébration, l'histoire est notre expérience et c'est le travail des «  passeurs de savoir  » que nous sommes de la rendre, grâce à des images intelligentes, proche et passionnante pour le public. Si l'histoire devient son histoire (et elle est justement son histoire), le pari est gagné.